Un été aux Songes d’Élise, le vieil homme et le chat aveugle

Parfois, une rencontre suffit. Elle ne dure que quelques minutes, mais elle rallume une flamme.
Mercredi 16 juillet, alors que je bricolais devant la maison sans grande conviction, un homme est passé à pied devant chez moi.

Une grande carcasse, un peu voûtée, avançant lentement, songeur, les yeux rivés au sol, les bras ballants — ce qui accentuait encore cette impression d’allure flottante. Il portait des habits rapiécés à la va-vite, élimés, d’un vert passé, presque militaire. Un short type scout, des chaussures de marche usées jusqu’à la corde, et de grosses chaussettes de laine qui dépassaient largement.
Un personnage. Une gueule.
Des yeux rieurs, une belle moustache, un chapeau de paille vissé sur la tête. Et cette manière de se mouvoir, sans se presser, presque en retrait du monde.

Petit sac à dos sur les épaules, remorque sur roues accrochée à la ceinture, avec un petit drapeau pour signaler sa présence. Je le complimente sur l’ingéniosité de son attelage. Il s’arrête, me sourit, puis vient me rejoindre pour me serrer la main. Une poignée ferme, franche, mais sans chercher à broyer, comme le font parfois ceux qui veulent s’imposer. Chez lui, rien d’ostentatoire. Juste une présence pleine, simple, posée.

Il me parle alors de son compagnon de voyage : un petit chat, tapi dans le sac à dos. Aveugle. Il ne peut pas le laisser en liberté, il se sauverait. Alors, il l’emporte partout. Ensemble, ils partent à pied pour plusieurs mois. Destination : les Alpes-de-Haute-Provence.

Il habite un village voisin du mien. Et pourtant, je ne l’avais jamais croisé. « Je suis un peu ours », me dit-il. « Je fais en sorte qu’on ne me voie pas trop. »
Il n’est pas originaire de la région, c’est une « pièce rapportée », comme il dit en souriant. Il s’est installé ici il y a plusieurs décennies, attiré par le calme et l’isolement. Avant cela, il a longtemps vécu dans le sud, du côté de Marseille. Une ville qu’il a beaucoup aimée, mais qu’il a quittée. Aujourd’hui, c’est l’arrière-pays qu’il affectionne.

C’est à ce moment-là que la conversation prend un autre tour.
Je lui parle de mes propres souvenirs, rares mais marquants, de l’arrière-pays provençal — ces paysages lumineux, un peu oubliés, loin de l’agitation des plages et des calanques. Et puis je lui dis mon attachement à Marseille. Une ville que je ne connais qu’à travers les romans de Jean-Claude Izzo, cet écrivain marseillais disparu trop tôt, mais dont les mots m’ont fait aimer une ville avant même de la fouler.
À travers ses histoires, ses flics cabossés et ses ruelles brûlantes de soleil, Marseille m’a parlé comme une promesse.

Il m’écoute, me sourit. Puis il reprend sa route.

Je suis resté un long moment à le regarder avancer, lentement, vers de nouvelles rencontres et aventures, jusqu’à ce qu’il disparaisse comme il était apparu, avalé par un tournant du chemin.

Mais il m’a laissé quelque chose. Une sorte de force tranquille, une énergie douce. Une puissance qui ne domine pas, mais qui rayonne.
Ces derniers temps, je me traînais : douleurs inexpliquées, fatigue, perte d’élan.
Et puis voilà ce marcheur, bien décidé à rejoindre le sud de la France avec son chat aveugle. Une volonté simple, pleine, sans arrogance.

C’était bref. Mais intense. Cette rencontre improbable m’a donné envie d’aller voir ce qu’il y a, là-bas, de l’autre côté de la montagne.

« Il faudrait essayer d’être heureux, ne serait-ce que pour donner l’exemple. »
Jean-Claude Izzo

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